Philippe Contal : Bonjour Yves. Dans le cadre des reportages de cathares.org, j'ai souhaité faire des interviews de personnes dont l'intérêt pour le catharisme est indiscutable, et qui l'approchent d'une manière différente de ce que l'histoire en a retenu. Pouvez-vous nous éclairer sur votre vision du catharisme ?
Yves Maris : Bonjour Philippe. En quoi une pensée médiévale aussi controversée que le catharisme peut-elle apporter une réponse au mal-être de notre société et au mal-vivre de chacun de nous ? Nous constatons d'abord que la société se caractérise par un légalisme outrancier qui renvoie à une injustice criante. A la légalité nationale ou internationale répond l'inégalité des hommes en regard du modèle d'existence proposé. Notre société se construit par une violence économique, comme prolongement civilisé de la course au butin.
Au moyen-âge, le revenu de la terre constituait la richesse. La société s'organisait en une hiérarchie de suzerainetés et de vassalités qui constituait l'organigramme de la possession. L'autorité descendait dans ce réseau social et faisait remonter la valeur économique. Aujourd'hui, si la richesse demeure encore dans l'exploitation de la terre, c'est à des fins industrielles. L'on retrouve l'organigramme dans la propriété des moyens de production, avec un glissement récent de l'industrie à la finance pure. L'organigramme des filiales déploie les nouveaux territoires conquis et fortifie les nouvelles suzerainetés. Les entreprises aussi se font la guerre. Elles laissent les chômeurs et les miséreux sur leurs champs de bataille.
PC : Les conditions d'un retour du catharisme vous semblent réunies ?
YM : Le catharisme apparaît comme une rupture dans cette société médiévale que le christianisme romain justifiait. Le modèle résidait dans la constitution du royaume de Dieu sur terre. Rome ayant supplanté Jérusalem, prêtre et roi, le Pape était fondé à représenter le Christ sur terre. Il semble aujourd'hui que le christianisme "orthodoxe" soit avalé par le dragon qu'il a lui-même nourri. Il a justifié la société matérialiste que nous connaissons. Il sous-tend toujours l'ensemble des discours politiques, ceux qui prétendent à la laïcité et ceux qui jurent sur la bible.
Je crois que la société est une nouvelle fois prête à la rupture, parce que les hommes demeurent en quête des valeurs essentielles que constituent la foi, l'espérance et l'amour. C'est en ce sens que le catharisme peut surgir dans l'actualité de la pensée, avec la même capacité d'adaptation aux mentalités dont il a fait preuve au moyen-âge. Il éclaire l'erreur sociale en démystifiant le progrès matérialiste et les hiérarchies mondaines. Il propose un modèle social en quête de l'esprit et donne sens à la vie de chacun.
PC : Vous parlez des fondements de notre société. Mais a-t-elle retenu la bonne interprétation du christianisme ?
YM : Mon intérêt pour la pensée cathare s'est révélé par la soutenance d'une thèse de doctorat intitulée «En quête de Paul». J'ai compris que l'interprétation dualiste du christianisme se déroule à partir de la pensée originale de l'Apôtre. L'histoire des idées religieuses dévoile la filiation paulinienne chez Marcion de Sinope, chez les Pauliciens, les Bogomiles et les Cathares. Nous sommes fondés à lire le catharisme comme une forme authentique du christianisme primitif.
Dans l'absolu, il ne saurait y avoir une bonne et une mauvaise interprétation du christianisme. La reconstruction ou l'interprétation de la vie de Jésus le Nazaréen est déjà de règle chez les évangélistes. Je crois qu'il appartient à chacun de s'instruire sur "la vérité", afin de reconnaître sa parenté d'âme et de connaître à quelle Eglise il appartient. Je crois que l'irruption du catharisme dans la modernité devrait fournir une autre compréhension du monde à des hommes et des femmes égarés, en quête de sens ou d'une nouvelle espérance.
PC : Votre approche semble regarder notre civilisation comme une fabuleuse falsification...
YM : Il est caractéristique que le concept de "pensée unique" apparaisse avec la fin du christianisme "orthodoxe", qui a précisément constitué la pensée unique de deux mille ans d'histoire. Réjouissons-nous que ce concept soit aujourd'hui négativement connoté. Le christianisme du premier siècle se caractérise par une variation en plusieurs chapelles que désignent notamment l'évangile de l'Apôtre, les quatre évangiles synoptiques augmentés du cinquième évangile de Thomas. Modèle de pensée unique, le corpus évangélique romain constitue un amalgame et une falsification de l'histoire du christianisme. Les textes sont constitués par de véritables strates scripturaires où se côtoient l'invite à la stricte obéissance à la Thora et son rejet, l'affirmation et la négation de la résurrection de la chair... Le catharisme retrouvé représente la chance d'une nouvelle interprétation du christianisme qui s'accorde avec une pensée libre et replace "la vérité" dans la seule conscience de chacun. La conception d'un dieu inconnu ou d'un au-delà de l'esprit me semble mieux convenir à une pensée contemporaine, plutôt que celle d'un dieu jaloux et vindicatif ou d'une résurrection de la chair. L'idée que les hiérarchies économiques et militaires répondent à un modèle satanique me semble plus facile à comprendre que celle qui les donne pour oeuvrant à la construction du royaume de Dieu.
PC : N'est-il pas venu le moment de comprendre l'interprétation du christianisme qui a été rejetée ?
YM : Je crois que le moment est venu de rendre à l'Apôtre l'authenticité de sa pensée et d'en proposer la lecture fondatrice que la censure, les falsifications et les inquisitions lui ont refusée. C'est par Paul que nous retrouvons l'essence du catharisme, ce chemin qui avance lentement vers la perfection et découvre l'homme comme un passant sur la terre.
PC : Pouvez-vous développer la vision de Paul ? N'étant pas habitués à l'étudier, je pense qu'il est nécessaire de l'approfondir.
YM : Il faut d'abord savoir que Paul fut considéré comme "l'Ennemi" ou "l'Apôtre de Marcion" par la tradition clémentine qui fonde l'Eglise romaine. Le contre-sens est certain si l'on considère le "Saint-Paul" intégré au corpus évangélique romain, sans écarter les lettres qui lui sont faussement attribuées et les interpolations qui polluent les textes authentiques.
Pour résumer la pensée de l'Apôtre en deux mots : La parole divine universelle est inscrite dans la conscience de chacun. Cette loi intérieure s'oppose à toute loi extérieure, nécessairement imposée par la force, dont il faut chercher l'origine auprès de Satan. Le monde que nous connaissons s'est constitué par l'erreur du premier homme. Il nous appartient de la corriger en privilégiant la filiation spirituelle à la génération, ou encore, en substituant l'amour à la loi. En effet, tandis que l'amour donne vie à l'esprit universel, la loi organise la possession de la matière.
PC : Peut-on alors penser que notre univers matériel est satanique ?
YM : Il ne fait pas de doute que pour l'Apôtre la création constitue le règne de Satan, c'est-à-dire le monde de la matière et de la coercition, par opposition au règne de l'esprit, de l'amour et de la liberté. Pour Paul, la fin du monde n'est pas inaugurée par un grand banquet messianique à Jérusalem, mais par l'explosion cosmique dont l'idée est déjà présente dans l'école stoïcienne.
PC : Le risque est grand de prendre cette pensée et d'en faire une sorte de justification suicidaire. Qu'en pensez-vous ?
YM : Nous appelons judéo-chrétiennes les traditions pharisienne et essénienne, qui se poursuivent dans le christianisme "orthodoxe". Dans ces traditions, la guerre au nom de Dieu et la constitution d'un royaume terrestre sont soutenues par l'idée que l'immortalité s'acquiert collectivement à travers la marche du peuple élu vers son destin de Fils de Dieu.
La tradition paulinienne, telle que Marcion la reprend, affirme, au contraire, la rupture avec l'espérance d'un royaume de Dieu inauguré par le Messie vainqueur et avec l'espérance de la résurrection des morts. Pour Paul, Jésus Christ est venu inaugurer la fin des temps. L'immortalité gagnée au moyen de la génération est un leurre.
L'opposition est irréductible. Pour les uns, la mort se vainc par la guerre et le bon ordre qui garantissent la vie éternelle du peuple et la résurrection de ceux qui l'ont assurée. Pour les autres, la mort se vainc par le rejet de l'ordre mondain et l'édification de l'esprit en soi au moyen de l'amour. Quand les premiers tombent les armes à la main, les seconds s'enflamment sur les bûchers.
- vue du pog de Montségur, depuis Roquefixade où réside le Professeur Yves Maris -
PC : Pourtant, notre civilisation prétend au progrès et se positionne toujours comme une évolution permanente.
YM : Le progrès est un concept hérité de la tradition judéo-chrétienne, dans laquelle le marxisme a lui-même puisé ses références. Je crois que nous l'avons compris. Il est le fruit d'une pensée qui prétend construire le monde selon une volonté supérieure qui engage le peuple. Le renouveau de la pensée contemporaine remet en question cette notion de progrès. Une fois encore, il n'est pas neutre que le développement effréné de la vie matérielle et la croissance économique comme mesure du bien-être soient rejetés, alors que se brise la pensée unique.
La condition humaine est faite de souffrance et de mort. Tel est plus généralement le destin de toute vie. Dans ce monde où le bonheur n'est jamais qu'éphémère, les hommes conscients de leur humanité se secourent les uns les autres, comme des naufragés luttant pour leur vie au cœur de la tempête. Ils veillent à préserver le monde naturel qui les entoure tel un esquif dans l'immensité cosmique. Pour l'Apôtre, l'homme n'est certainement pas le maître de la nature ; il est de son devoir d'assumer sa responsabilité à son égard.
Il est également intéressant de voir comment s'organise aujourd'hui la révolte contre le système diabolique ou le nouvel empire qui dirige le monde. On ne cherche plus à opposer un système d'oppression à un autre. La révolte court dans des réseaux animés par la connaissance, où les hiérarchies et la volonté de pouvoir n'ont point leurs places.
PC : Le réseau... Internet, finalement, nous ne sommes pas si différents ! Cependant, pour en revenir au
catharisme, il est souvent présenté de manière sombre voire glauque. Qu'en pensez-vous ?
YM : Je vois cette actualité de l'organisation en réseaux comme une condamnation des sectes qui reproduisent les hiérarchies, les pouvoirs et gardent généralement l'attrait de l'argent. Le militantisme tel qu'on l'a connu au siècle dernier est passé. Le discrédit atteint la politique, le syndicalisme comme la religion. Ici ou là, on ne pratique guère parce qu'on ne croit plus.
Le renouveau du
catharisme, auquel je crois profondément, s'éloignera des modèles anciens désavoués. Ce sera un élan de liberté qui répondra certainement au désir d'individualité, mais en le vivifiant par une multitude de rencontres virtuelles et réelles. Les néo-cathares se reconnaîtront par leur simplicité, leur détachement, leur généreuse amitié, leur liberté de conscience et leur pratique de la non-violence.
Le
catharisme est un chemin de perfection qui s'inscrit dans la recherche de la connaissance qui allie science et conscience. L'histoire ne nous laisse malheureusement que des témoignages vulgaires et peu fiables. Elle ne fige pas l'esprit du
catharisme. Quelle qu'ait pu être la tradition orale des
Cathares albigeois, notre connaissance du christianisme primitif est aujourd'hui bien plus grande que la leur. Nous possédons les bibliothèques de Qumrân et de Nag-Hammadi. La perspicacité de l'exégèse et de la critique littéraire nous apporte une tout autre lecture des textes bibliques. Nos connaissances physiques et biologiques sont incomparables, au point que notre vision de l'homme et celle de l'univers sont profondément modifiées.
PC : Vous avez donc une vision du
catharisme qui, même s'il s'inscrit dans l'histoire, ne correspond pas à ce que l'on peut généralement lire sur le sujet.
YM : Imaginez que quelque méchant greffier vienne aujourd'hui au village de
Montségur dans le but de relever, sous la contrainte, les dépositions des habitants concernant leurs pratiques et leur connaissance de l'Eglise catholique. Il serait vain de prétendre découvrir à partir de ces témoignages la vraie doctrine de cette Eglise ; encore moins de connaître la règle de Saint-Benoît.
Les traditions spirituelles ne peuvent pas se perdre. L'esprit souffle où il veut et quand il veut. La vision du monde que les
Cathares ont portée existe toujours. L'image du laurier qui n'attend que de refleurir me plaît beaucoup.
PC : Voici une remise en cause de certaines hypothèses proposées par les spécialistes du sujet, pour qui le
catharisme n'existe plus depuis que le dernier
Parfait est mort sur le bûcher.
YM : Notons d'abord que "Parfait" (
Catharos en grec) est un terme biblique, repris par l'Apôtre. Il dit par exemple : «Nous parlons de sagesse parmi les Parfaits» ; mais avec humilité : «Je ne suis pas encore Parfait». Je comprendrais mal que nul ne puisse désormais prétendre cheminer vers cette perfection, au prétexte que le dernier
Parfait est mort sur un bûcher. Si l'on pose la question du baptême de l'esprit (le
consolamentum) en terme de succession apostolique, pour ajouter qu'il y a rupture dans la chaîne de la transmission, je réponds que dans la tradition paulinienne la rupture par la grâce, c'est-à-dire la conversion, n'est jamais liée à un rituel. Je crois finalement que si un homme ou une femme raisonnable, cheminant vers la perfection, au sens cathare du terme, atteignait le point de conversion, il se trouverait une foule de croyants, de
Montségur à Sophia, pour lui reconnaître la légitimité nécessaire au renouveau du catharisme.
PC : Concernant l'Évangile de Jean : il est généralement accepté comme étant le principal support qu'utilisaient les
cathares du
moyen-âge. Comment concilier cela avec vos propos sur Paul ?
YM : L'Eglise valentinienne, qui s'inscrit dans une filiation paulinienne, fait une lecture gnostique de l'évangile de Jean. Notre propre lecture ne doit pas ignorer que l'exégèse du texte ne permet pas de cerner l'auteur primitif et que le rédacteur final acheva probablement la recomposition que nous connaissons au début du II
ème siècle. Il faut comprendre que toute recherche de la connaissance ouvre largement l'horizon de la pensée. Chaque communauté est responsable des concepts qu'elle élabore et des mythes sur lesquels elle les appuie. Il n'y a jamais que la loi pour fixer la vérité. Or, nous avons vu que la loi, comme le dogme, est abolie, pour la liberté de conscience et l'édification de l'esprit en chacun. La connaissance n'est jamais fixée. La découverte d'un vieux parchemin, d'une planète lointaine ou du génome humain, tout concourt à enthousiasmer l'homme qui reconnaît dans sa pensée une parcelle de l'esprit universel.
PC : Votre approche mérite d'autres débats et nous aurons l'occasion de revenir sur les différents points que vous avez abordés. Merci de m'avoir consacré du temps. A bientôt.
YM : Je vous remercie, Philippe, de votre attention.
Votre site Internet est une chance pour relier tous ceux qui savent que l'esprit porté par les
Cathares albigeois n'a pas brûlé sur un bûcher un matin d'équinoxe.