Déodat Roché est l'homme d'un siècle. Déodat Roché est un homme d'un siècle. Les quelques cent ans qui ont vu s'écouler paisiblement la vie de "l'homme d'Arques" n'ont pu imiter qu'un triste et complexé sourire devant l'affront fait par Roché. Il s'est moqué du temps qui s'écoule. Il a affronté la mort avec la sérénité de la paix.
«Franchir le seuil», «quitter les siens», les hommes ont toujours trouvé des expressions pour qualifier la mort. Ils la craignent, la redoutent, la repoussent et souvent s'y préparent.
Épicure écrivait dans une lettre à Ménécée :
«Accoutume-toi à l'idée que la mort n'est rien pour nous car tout bien et tout mal résident dans la sensation, et la mort est la disparition complète de toute sensation (...). Il faut donc tenir pour un sot celui qui prétend que nous craignons la mort (...) parce que nous souffrons dès maintenant à l'idée qu'elle surviendra un jour. En effet, si la présence de quelque chose ne nous fait aucune peine, la peur liée à l'attente de cette chose est absurde. Ainsi, celui des maux qui passe pour le plus épouvantable n'est en vérité rien pour nous puisque tant que nous existons la mort n'est pas et que quand la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n'a par conséquent aucune relation ni avec les vivants, ni avec les morts puisqu'elle n'est rien pour les premiers et que les derniers n'ont plus rien pour elle».
Tous les philosophes se sont penchés sur ce qui, pour certains, peut ressembler à un mal-être.
Spinoza balayait d'un revers de la main l'idée de la mort en écrivant que «la sagesse est méditation non de la mort mais de la vie ; Heidegger identifiait l'homme à cette réalité. Chaque pas d'un individu se double de l'empreinte de la mort : «Dès qu'un homme est né il est assez vieux pour mourir».
Déodat Roché craignait-il la mort ?
La perspective de la mort demeure, pour chacun d'entre nous, une idée personnelle. Nous entretenons des liens divers avec ce joyeux ou terrible avenir. Nous la sentons, proche ou lointaine. Nous l'ignorons ou nous la défions. Notre vie intérieure, spirituelle pour certains, spiritualiste pour d'autres, reflète souvent la nature des relations d'un individu avec la mort. La participation à un groupe de réflexions, l'entrée dans une société ésotérique, la volonté d'exprimer sa foi dans une Église, revêtent des significations et des attitudes différentes des personnes devant la mort. Il n'est point question de savoir si la Religion peut être, doit être ou est une vaste préparation au passage dans l'au-delà. La liberté de conscience pose, ici, le sceau du choix, du libre-arbitre. Il serait néanmoins intéressant de questionner l'inconscient d'un homme afin de savoir si de sa foi profonde jaillissait une angoisse devant la mort, consciente ou inconsciente.
Déodat Roché s'est souvent identifié aux Heretici Perfectii de l'Inquisition. Certes, s'il a lu les Parfaits avec un regard original et détonant, il a surtout relié l'âme bouillonnante de son coeur mystique à cette spiritualité cathare. N'a-t-il pas si souvent déclaré au sujet des cathares, si pieusement, le genou à terre, le buste et l'âme inclinés devant le pog de Montségur : «Pénétrés d'une foi profonde en la parole d'amour du Christ ... 1».
Il était un homme empreint d'une foi profonde. Il la vivait, la chantait. A-t-il trouvé la réponse à d'éventuelles peurs dans les écrits cathares ?
«Nous croyons qu'il y a dans cet autre monde un ciel nouveau et une terre nouvelle, dont le Seigneur dit à son peuple dans Isaïe : «Car comme les cieux nouveaux et les terres nouvelles que je vais créer subsisteront toujours devant moi, dit le Seigneur, ainsi votre nom et votre race subsisteront éternellement» (Is, 66, 22) (...) C'est là que se trouve le soleil et la lune dont Isaïe dit : «Ton soleil ne se couchera plus, et la lune ne souffrira plus de diminution» (Is, 60, 20) ... 2».
La doctrine pourrait représenter un premier élément de réponse. Personne ne peut nier, même les plus vigoureux détracteurs de l'oeuvre de Déodat Roché, son attachement à la pensée cathare. Toute sa vie a été consacrée à sa défense, à l'ébauche d'une nouvelle vitalité. Il a donc épousé, de son plein gré, toute la spiritualité de cette religion qualifiée d'hérétique. L'extrait, tiré du précieux ouvrage Un traité cathare du début du XIIIe siècle, annonce clairement l'espérance en un "autre monde".
«Pour Jean de Lugio aussi, il y aura bien, après la Réintégration, quelque chose de changé dans l'économie divine et non pas simple remise en place de l'ordre ancien. S'il ne prévoit pas une "nouvelle création" au sens strict, il croit sans nul doute à l'achèvement de la création spirituelle, à son passage définitif à l'immuabilité et à l'incorruptibilité 3».
Déodat Roché a lui-même commenté ce passage bref du Traité cathare du XIIIe siècle : «la dissolution de la terre et des cieux sera suivie de leur transformation en une terre nouvelle et de nouveaux cieux 4».
A priori, "l'homme d'Arques", restituant cette citation dans une perspective personnelle, tend à adapter une vision "catharisante" de l'évolution de l'humanité et donc de sa propre vie. Mais cette croyance en l'au-delà, c'est-à-dire l'enfer pour les cathares, suppose aussi l'adhésion à la métempsycose.
Jean-Louis Biget nous en rappelle les principaux fondements : «Une âme qui n'est pas encore digne d'entrer dans le royaume de Dieu se réincarne dans un autre corps, celui d'un homme ou celui d'un animal 5».
La mort tombe, alors, d'elle-même, de son ténébreux piédestal. Tel Samson, orphelin de toute chevelure, la "Grande Faucheuse", démythifiée, perd toutes ses armées, cohortes de l'angoisse, légions du désespoir.
Comme le monde dans lequel nous vivons représente exclusivement l'enfer, la mort peut devenir (d'une manière caricaturale), pour un être n'ayant pas vécu éternellement pécheur, un instant joyeux : une mort joyeuse ? Cependant, il est vrai «qu'une existence particulièrement dissolue peut amener une réincarnation dans un être imparfait (...) car il n'y a pas d'enfer dans l'au-delà, qu'est le monde de Dieu 6». La mort, début ou recommencement, n'est jamais fin. Elle marque soit un retour en arrière évolutif (la métempsycose) dans le dessein d'atteindre le royaume du Christ soit un début, c'est-à-dire dans la terminologie catholique des scolastiques de la question du sort de l'âme : la fruition (jouissance de la situation près de Dieu), la compréhension (prise de possession du Royaume des Cieux), la vision (la possibilité de voir Dieu).
La foi de Déodat Roché (qui reste à définir) fortement imprégnée de toute la pensée des Bonnes Femmes et des Bons Hommes exprimait-elle une angoisse de la mort ?
La légende d'un Déodat Roché, "pape du catharisme", nous pousserait à démontrer que sa foi (cathare ?) manifeste une préparation pour une bonne fin. S'il ne se moque pas de la mort, il la "relativise" et ne la perçoit que comme le tournant, le passage vers le Royaume du Christ. La foi n'est pas un moyen de bonne mort ou l'objet d'un moment de la vie mais l'objet d'une vie pour une autre.
Vous devez comprendre la raison pour laquelle vous êtes venu devant l'Église de Jésus-Christ : c'est à l'occasion de la réception de ce saint baptême de l'imposition des mains, et pour recevoir le pardon de vos péchés, mais aussi pour prendre l'engagement d'une bonne conscience qui aille vers Dieu par l'intermédiaire des Bons Chrétiens. (...) De même que vous avez reçu en vos mains le livre où sont écrits les préceptes, les conseils et les avertissements du Christ, de même vous devez recevoir la loi du Christ dans les oeuvres de votre âme, pour l'observer tout le temps de votre vie (...) vous devez comprendre aussi qu'il faut que vous aimiez Dieu avec vérité, douceur, humilité, miséricorde, chasteté, et avec toutes les bonnes vertus. (...) De même vous devez comprendre qu'il est nécessaire que vous soyez fidèle et loyal dans les choses temporelles et dans les spirituelles, parce que si vous n'étiez pas fidèle dans les temporelles, nous ne croirions pas que vous puissiez l'être dans les spirituelles ; nous ne croirions pas que vous puissiez être sauvé 7.»
Ressentir la foi d'une personne, même devenue familière au cours du temps, apparaît vite comme une gageure. Il faut, pour tenter de discerner les images floues d'une foi, avancer à petits pas, préciser le sentiment religieux, analyser le rapport à Dieu.
Dans cette quête, méthodique si possible mais néanmoins inexorable, où sont les certitudes ?
Les a priori se succèdent aux principes de l'ignorance. Le rapport de la foi et de la mort ne constitue-t-il pas en soi un problème inextricable ? La foi manifeste un "sentiment intérieur" ; elle appartient à la personnalité d'un homme. L'identité de la mort suit le même chemin. Elle dépend de l'individu. Y a-t-il une personnification de la mort en la foi ou une totale séparation de ces deux réalités ?
La foi et la mort connaissent trop de définitions, de variantes pour être vraiment comprises.
«La foi n'est pas autre chose que la vraie, l'authentique vie en Dieu 8» ; «C'est le coeur qui sent Dieu et non la raison 9» ; «La foi qu'on a connue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les Dieux morts 10.»
Les citations pourraient être répétées à profusion. Il y a autant d'idées de la foi que d'individus. Il y a autant de conceptions de la mort que d'individus.
Déodat Roché a mûri sa foi ; il a sûrement réfléchi sur la mort. Premières interrogations, premiers doutes, premières approches. Un regard extérieur, empreint de toute la mythographie du catharisme, ne peut qu'apercevoir les contours de sa foi. Il devine l'espérance soulevée par celle-ci, il commence à estimer son importance, il suppose son influence sur la conception de la mort, il insiste évidemment sur la "catharisation" de l'au-delà. La mort, "tord-boyaux" de l'âme humaine, a ce don d'engendrer à la fois le silence éternel et de délier les langues les plus discrètes. Parler de Déodat Roché en commençant par les questions de la foi, de la mort, nous paraît logique à la lecture de son oeuvre. Passage vers de nouvelles vies ou ultime rencontre avec Dieu avant sa vision sine medio, la mort surgit dans les écrits de Roché comme une véritable naissance. Ce n'est point une renaissance mais l'achèvement final d'une longue ascèse, le fruit d'une vie. Ainsi, débuter par sa mort, c'est donner la vie à Déodat Roché.
Il est mort le 12 janvier 1978, plus d'un siècle après sa naissance, le 13 décembre 1877. Il a "quitté son enveloppe terrestre" en toute quiétude, sans peur, apaisé. Il a accepté la mort sans broncher.
Peu après son anniversaire, il ressentit son appel.
«Déodat Roché avait répondu à nos voeux et il avait exprimé sa conviction d'un départ prochain pour le monde invisible ... 11.»
Il se sentait mourir et n'a pas lutté pour grappiller quelques minutes de vie en plus. Homme d'ordre, il acceptait dans une logique gnostique l'imperturbable loi cosmique universelle. S'est-il laissé mourir ? La question porte en elle inéluctablement le mystère de l'inconnaissable ... Cependant, les attitudes prises par le penseur audois nous éclairent quelque peu sur l'extrême fin de sa vie.
«Depuis le jour anniversaire de sa naissance, il s'affaiblissait peu à peu (...) il ne mange guère, il dort très souvent et fait pas grand chose. Le 31 décembre, il était resté couché toute la journée, et vers 14 heures, après avoir récité des vers de Lamartine, il avait ajouté : «Je ne suis pas d'accord sur tout mais il faut espérer toujours ; j'espère mieux dans une autre vie (...)». Et pendant dix jours, il ne va plus guère s'alimenter, mais il s'est encore levé le 11 janvier ; il s'est entretenu assez longuement avec le docteur qui veillait sur sa santé et qui était venu le soir 12.»
Il est certain, cependant, que Déodat Roché ne s'est jamais séparé, même (et surtout) à l'instant de sa mort, de cette formidable foi en l'espérance : toujours progresser, toujours apprendre.
Rien d'étonnant à ce qu'il lise et récite, avant de quitter (momentanément) le monde d'ici-bas, des vers de Lamartine. Les Méditations du "galérien des lettres" illustrent une vive inquiétude religieuse, une angoisse de l'au-delà. Il y a en lui une aspiration permanente vers Dieu, "un christianisme poétique". Déodat Roché a pu retrouver dans ces oeuvres ses aspirations, ses souffrances. La mort ne le laissait pas indifférent mais "l'après" l'inquiétait. Jusqu'à la fin de sa vie il voulut vraiment savoir. Peut-être trouva-t-il un dernier réconfort, le chemin de la lumière, dans ces quelques vers des Méditations ?
L'immortalité
Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore ;
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit :
L'ombre croît, le jour meurt, tout s'efface et tout fuit.
Qu'un autre à cet aspect frissonne et s'attendrisse,
Qu'il recule en tremblant des bords du précipice,
Qu'il ne puisse de loin entendre sans frémir
Le triste chant des morts tout prêt à retentir,
Les soupirs étouffés d'une amante ou d'un frère
Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l'airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu'un malheureux n'est plus !
(...)
Ces voeux nous trompaient-ils ? Au néant destinés,
Est-ce pour le néant que les êtres sont nés ?
Partageant le destin du corps qui la recèle,
Dans la nuit du tombeau l'âme s'engloutit-elle ?
Tombe-t-elle en poussière ? ou, prête à s'envoler,
Comme un son qui n'est plus va-t-elle s'exhaler ?
Après un vain soupir, après l'adieu suprême,
De tout ce qui t'aimait n'est-il plus rien qui t'aime ?
Ah ! sur ce grand secret n'interroge que toi !
Vois mourir ce qui t'aime, Elvire, et réponds-moi !
Point d'élan poétique chez Roché, point de pratique d'une science spirituelle chez Lamartine, point de douleur si tourmentée chez Roché, point d'occultisme méthodique chez Lamartine : toutefois, les deux hommes, par leurs pensées, jettent une frêle passerelle au-dessus de l'abîme des siècles. Ils témoignent d'une forte spiritualité, d'un élan de la Foi. Qu'elle soit immortelle pour l'un ou réincarnée pour l'autre, l'âme demeure l'objet constant de leurs méditations.
Si je meurs donc, qu'il en soit ainsi, semble affirmer Déodat Roché. Il sait qu'il reviendra car il a oeuvré toute sa vie à la réalisation de son idéal. «Je ne suis pas d'accord sur tout mais il faut espérer toujours ; j'espère mieux dans une autre vie». Cette dernière phrase sonne comme la dernière protestation de sa vie, comme l'expression d'une volonté d'améliorer la société. Déodat Roché s'est souvent opposé avec l'intelligence de sa fermeté aux dernières inventions du progrès humain. Il a lutté avec l'énergie de l'espoir et ne s'est jamais avoué vaincu. Ce fut la force de l'Idéal. Cet espoir, il le conserve dans la réincarnation, dans une autre vie. «J'espère mieux dans une autre vie», confie-t-il à sa gouvernante Madame Cabréra. Bien sûr, il souhaite que le monde s'humanise plus, retrouve ses racines spirituelles. Cependant, il faut comprendre l'expression «j'espère mieux» dans le sens de «j'espère mieux faire dans une autre vie». En quittant ses proches, Déodat Roché sait que sa mission (le terme est souvent employé par "l'homme d'Arques") n'a point été réalisée. Il a un devoir à accomplir sur terre. L'apprentissage de la gnose reste un chemin sans fin ...
En ce jour du 13 janvier 1978, eurent lieu les obsèques civiles de Déodat Roché. La neige recouvrait le village des Hautes-Corbières. L'assistance clairsemée (le verglas ayant empêché des proches de se rendre à Arques) grelottait, transie de froid.
Déodat Roché pratiquait les symboles. Cet enterrement respecta à la lettre la pensée de l'illustre audois. Il se déroula dans un ordre bien particulier. Avait-il préparé ses obsèques avant de mourir par voie testamentaire ? Nous ne pouvons en douter tant la chronologie de son enterrement dépeint les grands axes de sa vie.
Le qualificatif de "fou de la République" conviendrait bien à Déodat Roché. Farouche défenseur de la laïcité, il se battit toute sa vie au nom et pour la République laïque. Il voulut, pour son ensevelissement, rendre un dernier hommage à celle qui fut, mère nourricière ou enfant chérie, la véritable chair de la spiritualité de l'intellectuel des Hautes-Corbières.
«Après la station du cortège funèbre devant la "Marianne" à la mairie, une cinquantaine de personnes prenait place au cimetière 13.»
L'image du "maître de l'école d'Arques" ne peut, à juste titre, se détacher d'une forte coloration ésotérique. Maçon au Grand Orient de France, il n'a jamais renié son appartenance à cette famille. Les frères de sa Loge voulurent, une dernière fois, exprimer leur admiration à l'ancien Vénérable.
«Il y a cent ans et plus, tu reçus la vie de parents qui te chérissaient dans cette localité occitane vouée à une vie rustique. Tu grandis dans les villes, mais tes racines profondes étaient là, dans cette terre imprégnée d'histoire. Tu devins un homme, un homme savant, un sage parmi les paysans. Les quatre éléments t'environnaient et te menaient ensemble vers une sublimation de ta pensée. Mais qu'est-ce que le souvenir ? Sinon, une résurrection de la vie, une réincarnation des faits que nous avons plaisir ou peine à remettre en exergue ? Et tout ceci est le fruit de ton enseignement, de ton exemple. Et proclamons les mots que tu as si longtemps défendus : Liberté, Égalité, Fraternité 14.»
Ce court passage du discours prononcé par le Vénérable de la Loge synthétise des lectures diverses de la Franc-Maçonnerie.
Tout d'abord, des "bases maçonniques" sont clairement répétées. La Franc-Maçonnerie est une société initiatique, donc réservée à des initiés. Aucun dédain, aucun orgueil n'existe dans le comportement d'un bon franc-maçon. Cependant, il se différencie d'autrui par l'apprentissage des savoirs, par la découverte de la Lumière. Déodat Roché est donc décrit dans cette perspective maçonnique. Son origine géographique mythifie sa position sociale. Il devient un iconoclaste, d'une originalité détonante. «Tu devins un homme, un homme savant, un sage parmi les paysans 15». L'allusion aux quatre éléments (eau, terre, vent, feu) clôt, en quelque sorte, ce rappel de quelques généralités maçonniques.
La IIIe République est-elle la fille de la Franc-maçonnerie ? Tant de ministres maçons, tant de réalisations politiques dues à des francs-maçons ! Si le lien charnel entre la République et les "frères trois points" ne peut souffrir d'aucune contestation, il demeure une obédience historiquement bien plus républicaine, laïque que d'autres : le Grand Orient de France. Il faut donc lire dans le discours du Vénérable une volonté, une fierté d'expression identitaire : «Et proclamons les mots que tu as si longtemps défendus : Liberté, Égalité, Fraternité 16.»
Déodat Roché déclina, pendant de longues années, cette devise comme serviteur loyal et dévoué de la République. L'ancien maire d'Arques, l'ancien conseiller général reçut les honneurs des hommes politiques.
Robert Capdeville, député, conseiller général de Couiza, soulignait son émotion en compagnie du sénateur Raymond Courrière, conseiller général d'Alzonne.
«En ouvrant la séance, le président Capdeville devait rendre un hommage tout particulier à la mémoire de Déodat Roché qui fut l'un de ses prédécesseurs dans l'assemblée départementale puisqu'ancien élu de Couiza. Monsieur Déodat Roché fit à l'époque bénéficier le conseil général de ses connaissances notamment en matière juridique. Après avoir présenté les condoléances de l'assemblée qu'il devait renouveler de vive voix, à l'occasion des obsèques, hier après-midi, Monsieur Capdeville s'étendait plus longuement sur les éminents travaux de ce "savant audois, historien, philosophe et ami, attachant et respecté 17.»
Toute la solennité de la commémoration politique ne pouvait cacher l'émotion non dissimulée de ses amis les plus proches, ceux des Cahiers d'Études Cathares.
L'ultime hommage lui fut rendu par Mademoiselle Lucienne Julien, secrétaire de la Société.
«Voici à peine un mois que la vieille maison familiale accueillait les amis de Déodat Roché pour fêter le centenaire de celui qui était leur ami et leur guide.
Nous nous retrouvons aujourd'hui devant une tombe : Déodat Roché a passé le seuil hier matin ; il a restitué son corps physique aux forces universelles. Mais le chercheur de Lumière qui consacra toute sa vie à la quête de l'Esprit, a augmenté, par un travail de tous les jours, sa part de conscience du Monde Spirituel où maintenant il se trouve.
Déodat Roché savait qu'une activité spirituelle sur le plan physique ouvre les portes d'un monde qui nous dépasse et qu'il considérait plus réel que notre monde des apparences.
Cette activité spirituelle, au cours de longues années de méditation, l'a amené à fonder la Société du Souvenir et des Études Cathares, un jour de juin 1950, à Montségur. La pureté des cathares, leur sens de la loyauté, de la véracité, de l'équité, leur volonté d'entraide et leur sentiment de profonde Fraternité avaient séduit notre ami ; il avait fait sien l'idéal moral, social et métaphysique de ceux qui furent les victimes de l'intolérance et du fanatisme. Dans cette voie, pendant des années, il a été le Guide, le Maître à penser de tous ceux qui avaient adhéré à la Société qu'il avait voulue dans le but de réhabiliter les cathares, de faire connaître le vrai visage du catharisme. Il appartient à ceux qui l'ont connu et aimé de continuer son oeuvre ; il leur appartient de se montrer assez forts pour maintenir vivants les liens qui furent forgés au cours de ce dernier demi-siècle, pour maintenir vivant le souvenir de celui qui est entré, hier, dans la Lumière que toute sa vie il chercha 18.»
Mademoiselle Julien a souhaité honorer et respecter la pensée de Déodat Roché. Elle a voulu exprimer son enthousiasme pour l'enseignement du "maître d'Arques". Il ressort de ce discours la présence d'une spiritualité latente. Termes et expressions la renouvellent sans cesse : "le chercheur de Lumière", "conscience du Monde Spirituel", "quête de l'Esprit" ... Les mots de cette spiritualité relèvent d'une terminologie néo-gnostique, anthroposophique. Déodat Roché laisse donc en héritage une identité d'anthroposophe.
Nous remarquons qu'il arrive, certes en place de choix, mais derrière le passage consacré à l'homme spirituel. Le catharisme de Déodat Roché trouve donc sa source dans "la quête de l'esprit" (et non le contraire). Il est, cependant, un symbole qui remémore, tel un dernier message, tel un dernier affront à tous les dogmes, l'attitude d'une vie. Ne jugeons pas pour l'instant les positions de Roché sur le catharisme. Observons simplement le dernier symbole concluant une vie. Ce fut un message de "vertu" : il ne renia jamais ses opinions, sut les exposer publiquement, adopta une position d'honnêteté et de fidélité envers ses idées. Quel fut ce dernier acte symbolique ? Il se fit enterrer sous une croix qu'il pensait cathare ...
Catharisme, spiritualité, anthroposophie, laïcité, républicanisme, fidélité, voilà les grandes références de Déodat Roché. Son enterrement permit, par les présences, par les discours et surtout par les symboles voulus par l'érudit audois de les rappeler. Il courut, une vie entière, à la poursuite d'un Idéal. À jamais atteint, il voulut, toutefois, conjuguer au présent des parcelles de cette foi en l'espérance. Une vie, lentement, s'écoula, bâtie autour d'un métier, de passions, d'engagements, de rencontres ... mais sublimée par la force d'un Idéal.
Déodat Roché naquit le 13 décembre 1877 à minuit à Arques, petit village des Hautes-Corbières.
Mademoiselle Julien, dans une courte biographie, décrit les parents du petit Déodat.
«Les parents de Déodat Roché appartenaient à de très anciennes familles du village, puisqu'on retrouve jusqu'au XIIIe siècle les traces familiales de sa mère, femme timide et modeste mais d'une extraordinaire dignité et d'une grande noblesse. Son père appartenait également à une très vieille famille du pays, laquelle compta un certain nombre de médecins et de notaires. Lorsqu'on sait que dans les familles cathares la tradition voulait que le fils aîné fût tisserand, le second médecin et le troisième notaire, on peut supposer que le notaire d'Arques avait des ascendants cathares19.»
Les recherches nous ont amenés à consulter les registres paroissiaux du village d'Arques et permis de découvrir des instants de la vie de Déodat Roché. Il n'y a aucune volonté, de notre part, de blesser sa mémoire. Le besoin de révélation, de sensationnel ne nous motive pas. Nous voulons, dans une volonté d'objectivité historique empreinte de respect de la personne humaine, retrouver la vie d'un homme. Comprendre sa pensée, ses engagements n'est possible que si l'auteur connaît, au préalable, les grandes phases et les tournants de son histoire.
Déodat Roché est un enfant naturel.
«L'an 1877 et 14 décembre, à 9 heures du matin, par devant nous Pascal Gilbert, maire et officier de l'état-civil de la commune d'Arques, canton de Couiza (...), a comparu Marguerite Boutet, femme de Peyrard Antoine, âgé de 57 ans, sans profession, domiciliée dans la présente commune, laquelle nous a présenté un enfant de sexe masculin né hier, à minuit, dans la maison d'habitation de Théodore Monge sise sur la place publique, fils de Marie Delfour âgée de 18 ans, sans profession, domiciliée dans la dite commune et de père inconnu, auquel enfant il a déclaré vouloir donner les prénoms de Déodat, Etienne, Jean-Baptiste. Les dites déclaration et présentation ont été faites en présence de Delfour Antoine, âgé de 24 ans, maréchal et Barthélémy Feuille, âgé de 64 ans, ex-instituteur, tous deux domiciliés au dit Arques ; lesquels, après qu'il leur en a été fait lecture et ont signé avec nous, non la déclarante qui requise de signer a dit ne savoir ... 20».
Que nous dit cette déclaration ? Elle autorise, tout d'abord, une première ébauche d'un portrait de la mère naturelle de Déodat Roché. C'est une jeune fille du village. La famille de Marie Delfour est représentée par la présence d'Antoine Delfour, âgé de 24 ans. Qui est-il ? Est-ce un parent de Marie Delfour ou est-il l'époux de cette dernière ?
Le registre indique aussi que la jeune fille est "sans profession" et qu'elle dit "ne pas savoir signer". L'illettrisme de la jeune fille peut être interprété de deux façons.
Il s'agit soit d'un illettrisme réel (ce qui est fort probable) soit d'un illettrisme soudain. Marie Delfour aurait alors souhaité biffer des actes publiques son existence de mère illégitime. La haute position sociale du père aurait pu être fragilisée par cet événement.
Les questions seraient multiples ... et peut-être à jamais perdues dans l'océan de la mémoire.
L'histoire s'accélère, pourtant, en 1887. Le père, Paul Roché, reconnaît son fils.
«Reconnu par Roché Paul son père et la dame Delfour Marie sa mère par acte reçu à la mairie. À Arques le 14 novembre 1887 21.»
Dix ans après la naissance de Déodat Roché, son père accepte de le reconnaître légalement. Il est délicat de commenter cette décision. Elle appartient à la conscience d'un homme, souffrant cruellement d'une situation douloureuse. De multiples raisons pourraient expliquer cette évolution, toutes aussi partiales les unes que les autres. Seule la notion d'amour d'un père pour son enfant éclaire réellement ce choix si tardif. L'amour paternel aurait-il entraîné dans un grand élan de coeur un mariage de raison ? Nous l'ignorons.
Un passage du livre l'Église romaine et les cathares albigeois apporte quelques renseignements sur l'âge de Paul Roché :
«J'avais près de 14 ans et mon père 43, quand, en 1891 ... 22.»
Âgé de 43 ans en 1891, il est donc né en 1848. Il devint père en 1877, à l'âge de 29 ans et ne reconnut son fils que dix ans plus tard à 39 ans.
Avant d'être reconnu par son père, Déodat Roché mena l'existence paisible d'un jeune garçon des Hautes-Corbières. Mademoiselle Julien nous décrit rapidement son enfance.
«Déodat Roché mena pendant les premières années de sa vie l'existence libre d'un enfant de la campagne. Ceux qui l'avaient connu dans son enfance le dépeignaient comme un être à l'intelligence très vive, mais si coléreux que de méchantes langues prétendaient qu'on devait attacher le garçonnet à un arbre pour le punir de quelque violente révolte 23.»
Même si le souvenir de Déodat Roché chez Mademoiselle Julien, plus nostalgique qu'historique, nage dans l'océan de la légende, l'évocation dépeint, toutefois, un enfant possédant un caractère instable. La colère révèle souvent un mal-être, un cri de détresse.
La scolarité du jeune audois se déroula, elle, d'une manière tout à fait classique. Il suivit l'enseignement de l'école primaire d'Arques où il se fit remarquer par "son intelligence très vive". À l'âge de 12 ans, selon Bernard Vergnes, son père le retira de l'école et prit en charge l'éducation de son fils jusqu'à l'âge de 14 ans 24. La date avancée par le biographe anthroposophe de Déodat Roché nous semble incorrecte à la lecture des événements bouleversant la vie de ce dernier et de la comparaison avec le parcours scolaire d'un enfant de la fin du siècle. En 1887, le père de Déodat Roché reconnaît son fils. Pourquoi aurait-il envisagé de ne s'occuper du jeune écolier qu'en 1889, c'est-à-dire deux ans après ? Paul Roché a, à notre avis, succédé à l'instituteur de l'école primaire d'Arques dès le début de l'année 1888, peu de temps après le dixième anniversaire de son fils. Dans ce cas, Déodat Roché aurait repris le chemin des études à 12 ans. Comme son inscription à la faculté de droit date de 1897, le fils de Paul Roché se serait inscrit, en 1889, en "sixième".
Le maigre retard accumulé n'a pas empêché Déodat Roché de s'inscrire en 1897 aux facultés de Droit et de Lettres. Ces années furent celles de la découverte, de l'éveil spirituel. Façonné par son père, il se lança à corps perdu dans l'occultisme. Il participa alors successivement à l'ordre martiniste, au groupement d'études ésotériques et à l'Église gnostique de Doinel. Sa pensée évolua au cours de rencontres avec le docteur Fugairon, Prosper Estieu ... Étudiant, il lança, enivré d'occitanisme et de spiritualité, un petit journal : le Réveil des Albigeois, organe de l'Église gnostique. Sa passion pour la terre d'Oc, son Histoire, ses origines, son esprit, ne cessa alors jamais. Gnostique, il essaya de progresser toute sa vie. Chercheur infatigable, il créa en 1948 les Cahiers d'Études Cathares et en 1950 la Société du Souvenir et des Études Cathares.
Figure mythique de l'historiographie du catharisme ou légende inaccessible de l'Occitanie, Déodat Roché aurait refusé tous ces titres.
Il était, avant tout un homme, un époux, un père, un fils. Sa vie familiale est très peu connue. Peu de témoignages rappellent les rares moments de son intimité familiale.
«À l'âge de 25 ans, Déodat Roché se maria avec une jeune fille de la bourgeoisie héraultaise, sans fortune, mais riche de qualités de coeur et d'intelligence et d'une loyauté remarquable 25». Roché s'est donc marié en 1902. Il poursuivait encore ses études à Toulouse. A-t-il rencontré sa future épouse dans la "ville rose" ?
Le 30 octobre 1902 naquit le seul enfant de ce mariage : Paul, prénom choisi, ultime hommage pour honorer la mémoire du père de Déodat Roché 26.
Roché resta discret sur les relations entretenues avec son fils. Seules les lettres à Prosper Estieu nous renseignent quelque peu. Elles nous apprennent que Paul Roché n'habitait pas Arques et qu'il n'y revenait que pour les vacances. Le père et le fils partaient alors sur les routes de la région.
Le témoignage de Mademoiselle Julien nous renseigne plus amplement sur le parcours du fils de Déodat Roché :
«Il était comme son père magistrat mais au Maroc. Puis, il est revenu en France et a terminé sa carrière, je crois, Président du Tribunal de Cassation de Bordeaux. Il s'est marié assez tardivement et a eu trois enfants avec son épouse parisienne 27.»
L'épouse de Déodat Roché est, elle, décédée en 1938.
«Cher ami,
j'ai été très touché des sentiments de condoléances que vous m'avez exprimés au mois de mars, mais vous comprendrez combien depuis j'ai été accablé de soucis et de charges plus lourdes 28.»
À l'âge de 61 ans, Déodat Roché devint veuf. Son épouse l'a quitté. Ses seuls soutiens prirent les visages de son fils Paul et de sa mère.
Son père s'était auparavant éteint avant 1911. Un passage d'une lettre à Estieu le signale :
«Je vous adresse la brochure demandée ainsi que l'ouvrage sur les doctrines de Ledenborg que je recommande aux bons soins de Madame Estieu comme un souvenir de mon père 29». Le décès est donc intervenu peu de temps avant 1911. Né en 1848, son père a "franchi le seuil" âgé environ de 62 ans.
Sa mère vécut jusqu'en 1945 30. Elle mit au monde Déodat Roché à 18 ans en 1877. Elle s'éteignit donc en 1945 à l'âge de 68 ans.
Déodat Roché était un homme comme tous les autres. Il avait une vie de famille et il travaillait.
Sa carrière de magistrat s'étala de 1901 à 1943. Licencié en droit en 1901, il pouvait alors prétendre, comme l'entendait l'usage en cours issu de l'université napoléonienne (1808), à exercer la profession d'avocat ou les fonctions de magistrat. Déodat Roché n'est plus inscrit à la faculté de droit pour l'année universitaire 1901-1902. Cependant, il demeure étudiant libre en lettres mention philosophie jusqu'en 1904. Il ne peut donc pas, dans ces années, exercer la fonction de juge. Ainsi, afin de gagner sa vie, Déodat Roché, jusqu'en 1904-1905, apprend la pratique judiciaire, ceint de sa robe d'avocat. Une petite carte, perdue au milieu du flot de l'importante correspondance entre Estieu et Roché a inspiré cette conclusion. Il était, en effet, mentionné, en haut de la petite carte : "Déodat Roché, avocat, Limoux31". Avocat à Limoux, sa carrière ne tarda pas à prendre de l'ampleur. Il fut nommé, dès qu'il eut réussi sa licence de philosophie, juge au Tribunal civil de Limoux : «... je vous confirme que Déodat Roché a bien exercé les fonctions de magistrat à Limoux et ce à compter de 1906 32". Il continue ensuite sa carrière à Carcassonne au Tribunal civil. Son parcours carcassonnais pourrait avoir commencé en 1912 car la dernière carte postale de Prosper Estieu date de cette année là. Fragilité d'une preuve ! ... Déodat Roché gravit les échelons de la hiérarchie en occupant alors la fonction de Président du Tribunal civil de Castelnaudary : "... en septembre 1923, vers l'époque où nous arrivâmes à Castelnaudary 33». Enfin, il termina sa carrière au Tribunal civil de Béziers en la charge de Vice-Président, Président et Président honoraire : «Monsieur Roché, vice-président du Tribunal. 1, rue de Bonsi à Béziers34.»
En 1943, Vichy le révoque car «s'occupe d'histoire des religions et de spiritisme 35». (Nous remarquons que nous n'avons jamais eu en main la trace écrite de cette révocation. Cette affirmation se base uniquement sur le témoignage de Mademoiselle Julien). Franc-maçon, Déodat Roché représentait un danger pour le régime de Vichy.
Adrien Marquet et Raphaël Alibert, les commis de Vichy pour la question maçonnique, publient à cet effet un texte de loi dès 1940.
«Nous, Maréchal de France, chef de l'État français, vu la loi du 13 août 1940 portant interdiction des associations secrètes et notamment les articles 2 et 3 de ladite loi,
Décrétons :
Article 1er : - Est constaté la nullité des associations dites "La Grande Loge de France" (...) "Le Grand Orient de France" (...) et de tous les groupements s'y rattachant, situés en France, en Algérie, dans les colonies, pays de protectorat et territoires sous mandat.
Article 2 : - Il sera procédé à la dévolution des biens mobiliers et immobiliers des associations et groupements visés à l'article 1er dans les conditions fixées par l'article 3 de la loi du 13 août 1940 susvisée.
Article 3 : - Le ministre secrétaire d'État à l'Intérieur et le Garde des Sceaux, ministre secrétaire d'État à la Justice, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.
Fait à Vichy, le 19 août 1940.
Philippe Pétain 36.»
Dès le 12 août 1941, une liste de francs-maçons est publiée au Journal Officiel. Le 26 septembre 1941, apparaît le nom de Déodat Roché : «Déodat Roché, 30°, juge au Tribunal Civil, 8, rue des Chalets, Carcassonne, Loge les Vrais Amis Réunis 37.»
Ainsi, prend fin une carrière de magistrat où il sut, avec patience et fermeté, franchir les étapes successives menant vers le sommet hiérarchique.
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, l'administration lui proposa de renouer avec ses activités de magistrat. Il refusa. Déodat Roché avait aspiré toute sa vie à se consacrer uniquement à ses recherches. Il réussit à faire prévaloir ses droits à la retraite et quitta, à jamais, le monde de la justice.
Nous n'avons point retrouvé, malgré nos efforts, de compte-rendus de jugements de Déodat Roché. Néanmoins, nous savons qu'il n'a jamais hésité à revendiquer ses conceptions sur le métier de magistrat. Il a toujours refusé fermement de siéger en Assises car, selon lui, il n'aurait pas supporté de condamner un homme ou une femme à la peine de mort. Évidemment, cette prise de position ne peut se comprendre que dans une perspective de "catharisation" de la pensée du magistrat Roché.
«On comprend ainsi leur rejet de la peine de mort et nous trouvons déjà en eux des précurseurs de notre temps. Nos législateurs voudraient en effet remplacer des répressions brutales qui appliquent la loi du talion, par des peines éducatives qui tendent à redresser les délinquants 38.»
Déodat Roché manifeste là, sa foi en un Idéal. Il croit en l'amélioration de l'Homme. Rejetant "la loi du talion", il pense que l'Amour doit répondre à la haine, l'intelligence à la violence. C'est donc le sens d'un sacerdoce de magistrat. Il refuse de condamner quelqu'un uniquement pour l'enfermer pendant toute une vie. Il nie l'efficacité de la peine de mort. Au Mal seul répondrait l'amour dans l'éducation, seule thérapie valable. Déodat Roché se base sur une interprétation personnelle du catharisme (existence selon lui de maisons d'éducation cathare) teintée évidemment de notions anthroposophiques. Le progrès par l'éducation n'est point, à l'époque, une question surannée. Il s'agit même, pour lui, d'une grande question d'actualité. Toute la politique de la Troisième République est basée sur l'école, sur la laïcité. Ce combat de tous les instants des "Hussards Noirs de la République", c'est le souci quotidien du juge Roché. Porté par son Idéal, il veut réhabiliter la pensée des Bons Hommes et participer, en même temps, à l'effort de laïcisation de la nation. Cette laïcité se vit dans ses jugements, dans sa conception de la justice. La Cour de justice est le purgatoire de la République.
Une seule affaire a pu caractériser la carrière de magistrat de Roché. Peut-être a-t-elle même caricaturé son image ... De simple jugement, le dossier s'est vite transformé en symbole, en lieu de mémoire.
«Déodat Roché, en tant que magistrat, fut amené à s'opposer, à Limoux, à un certain Dujardin -Beaumès, à propos d'une affaire de grève. Or, il se trouvait que l'homme était aussi un ami de la famille Roché. Malgré les injonctions de son père qui lui demandait de s'excuser, Déodat Roché refusa de céder 39.»
Qui était Dujardin-Beaumès ?
Le souvenir d'Henri-Charles Dujardin-Beaumès (Paris-1852 - La Bézole-1913), député de l'Aude (1889-1912), sénateur de l'Aude (1912-1913), sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts (janvier 1905 - janvier 1912) ravive les douloureux moments de l'histoire audoise. L'ancien spécialiste des tableaux militaires, élève des maîtres Cabanel et Roux, devenu ensuite à plusieurs reprises l'élu radical-socialiste du canton de Limoux (ce qui expliquerait le fait que les familles Dujardin-Beaumès et Roché se soient connues) se montra solidaire du gouvernement Clémenceau en 1907. «Il souffrit jusqu'à la fin de sa vie de ce dur conflit 40.»
La colère noire des vignerons, suscitée par la mévente du vin, fit souffler un vent de révolte sur le pays audois en cette année 1907. L'Aude se rebellait...
Sans les documents de ce jugement, nous ne pouvons que supposer de ce que fut l'affaire. Mais faire grève dans l'Aude en 1907, ce fut souvent refuser de payer l'impôt. Déodat Roché eut-il à juger un tel dossier ? Cela est fort probable. Un magistrat a pour devoir de rendre la justice en toute impartialité. Déodat Roché remplit sûrement cette tâche avec honneur, rigueur et discernement. Néanmoins, il était homme d'Occitanie. Put-il rester insensible aux discours de Marcellin Albert ? :
«Comme au temps où les Albigeois venaient défendre sous les murs de Carcassonne leur pays et leur foi, l'armée des vignerons est venue camper aujourd'hui au pied de l'antique capitale du Carcassès 41.»
À 29 ans, Déodat Roché ressentit ce conflit avec la fougue de sa jeunesse. Encore perfectible, peu diplomate, il pensa servir, en se prononçant en faveur des ouvriers, la cause du Midi ainsi que celle de son Idéal. Ainsi, contrairement aux voeux de Dujardin-Beaumès, lié au gouvernement Clémenceau, il prit la défense des "petits", des ouvriers. Point de marxisme dans l'attitude de Roché, il s'agit simplement d'une traduction dans les faits d'un vaste système de pensée.
La carrière de magistrat de Déodat Roché s'accomplit en accord avec ses idées. Ce métier de juge devait matérialiser une pensée. Il tâcha d'exercer son métier en toute honnêteté. Néanmoins, cette fonction le gênait, l'embarrassait. Il n'a ressenti aucun appel. Soigner les plaies du corps et les blessures de l'âme aurait beaucoup plus enchanté Déodat Roché mais son père en décida autrement. Il perçut le métier de magistrat d'une manière assez contradictoire. D'un côté, il tenta d'exprimer son Idéal au travers de sa position professionnelle. Il se déclara opposé à la peine de mort, il rendit des jugements peut-être plus compréhensifs envers les plus faibles, il essaya d'humaniser les perspectives judiciaires. De l'autre, il vécut son métier comme un fardeau trop lourd à porter, obstacle à la poursuite intelligente de ses travaux. Il confia ses angoisses à son ami, Prosper Estieu.
«Cher ami,
me voici replongé dans le tourbillon des affaires, et je porterai pendant plus d'un mois tout le Tribunal sur mon dos. C'est un poste d'observation morale et de lutte aussi que j'occupe. Beaucoup "d'honneurs" et bien moins de loisirs que je ne souhaiterais 42.»
Cette lettre synthétise l'aporie de la situation de Déodat Roché. Il garda une haute estime de sa position sociale. Il avait conscience que ce poste de juge se trouvait au milieu de la bataille pour la République, pour la laïcité. Il fut en contact avec les réalités. Il savait qu'il avait la possibilité de modifier la conscience du peuple français. Le terme de "lutte" est significatif de son état d'esprit. Terme révolutionnaire, marxiste (la lutte finale), il laisse entrevoir un magistrat combatif, idéaliste, iconoclaste, convaincu de sa future réussite.
Toutefois, ce travail ne lui permit pas de se consacrer pleinement à ses recherches. Ici aussi, Déodat Roché exprime son mal-être en employant le mot "tourbillon". Il n'était plus maître de ses journées, de ses activités. Il est ainsi facile de comprendre les raisons de son refus, en 1945, de reprendre son métier de magistrat.
«Sans passion, rien de grand ne se fait dans l'Histoire» a écrit le philosophe Hegel. Le juge Roché n'a-t-il pas souffert de cette douloureuse maladie qu'est la passion ? Il a voulu, pendant quarante années concilier la magistrature et les études sur la spiritualité et le catharisme sans toutefois restreindre ou limiter l'une ou l'autre de ses activités. Il n'existe aucune demi-mesure chez Roché. Le passionné ne pose pas de garde-fous. Déodat Roché est donc un homme d'engagement, de passions.
Ce trait de caractère le mena à s'occuper des affaires de sa cité. Ce fut Monsieur le Maire Roché.
Déodat Roché en s'engageant ouvertement dans la vie politique a respecté une tradition familiale. Les Roché ont, pendant de longues années, dominé la vie publique d'Arques et du canton de Couiza. Le flambeau a été transmis de père en fils, d'oncle en neveu. La magistrature des Roché prend sa source, non point dans un quelconque talent d'orateur, mais dans une position sociale établie depuis plusieurs décennies. Arques, village rural, est habité par des paysans que l'on peut imaginer rudes et généreux dans l'effort. La famille Roché y représente la bourgeoisie. Hubert Roché, en 1852, est négociant, Paul Roché est notaire, Déodat Roché magistrat. Nous distinguons deux sortes de traditions : il y a le maintien d'une vie politique locale dominée par les "classes supérieures". Il y a le maintien dans l'esprit républicain d'une tradition familiale. La République au village revêtait l'habit d'un conservatisme non réactionnaire mais rural. Les paysans d'alors attachaient une importance capitale aux us et coutumes. Ils découpaient scrupuleusement les multiples responsabilités au sein d'une commune en veillant jalousement à ce que la Tradition ne fusse pas bafouée. Ils confiaient les destinées de leur village à ces gens qui ne travaillaient pas la terre de leurs mains, ces seigneurs de la République rurale. Ainsi se fondaient des dynasties politiques dans de nombreux villages de l'Aude.
Déodat Roché hérita d'un lourd passé familial de mandats politiques. Dès 1852, Hubert Roché dirigeait le village. En 1878-1879, Léon Roché est élu au conseil municipal et au Conseil Général. En 1884 et en 1907, Paul Roché est maire d'Arques. Hubert Roché (un autre) marqua l'avant-Déodat Roché (il est maire en 1920) et l'après-Roché (maire en 1944) 43. Il est difficile ainsi de distinguer la part de l'héritage politique de celle d'une éventuelle vocation.
Déodat Roché a aussi "subi" l'influence d'une autre famille : le radicalisme. Il ne représentait pas l'image de "l'homme-radical". Il s'en différenciait de moultes façons. Cependant, il maintint de nombreuses caractéristiques qui contribuèrent à façonner la légende du radicalisme. Sans aucune volonté de généralisation, être radical pendant l'entre-deux-guerres déterminait souvent une appartenance au Grand Orient de France. Il n'était ni franc-maçon pour promouvoir sa carrière politique ni homme politique car franc-maçon. Il cherchait seulement une voie vers l'Idéal. Toutefois, sa Loge Les Vrais Amis Réunis se distingua souvent par son attrait pour la politique, par son soutien aux frères radicaux.
Le 1er novembre 1895, le Frère Léon Bourgeois devint Président du Conseil. Le 2 novembre, la Loge s'en félicitait :
«La Loge Les Vrais Amis Réunis, Orient de Carcassonne, salue de ses voeux les plus ardents l'avènement du ministre Bourgeois. Pleine de confiance dans l'énergie bien connue du nouveau chef de cabinet et de ses dignes collaborateurs, elle espère voir disparaître la politique rétrograde pratiquée depuis longtemps par des gouvernants esclaves de toutes les réactions et attend (...) l'inauguration bienfaisante d'une politique nettement et entièrement républicaine 44.»
De plus, Déodat Roché embrassa la philosophie radicale : anticléricalisme, laïcité, républicanisme ... Il loua sûrement ce passage de l'Éditorial de la Justice, écrit le 16 janvier 1880 par Clémenceau et Pelletan :
«Délivrer l'Homme des chaînes de l'ignorance, l'affranchir du despotisme religieux, politique, économique, et, l'ayant affranchi, régler par la seule justice la liberté de son initiative (...) c'est ainsi qu'on assurera le triomphe définitif de la Révolution politique, économique et sociale 45.»
La pensée de Roché, excluant par nature un socialisme marxiste ou un libéralisme forcené, s'agrégeait en toute logique au programme radical, forme politique la plus proche de son discours. Aurait-il pu de toutes les manières échapper à l'immense toile d'araignée radicale ?
Monsieur Jean Rives analyse cette identité politique du département, cette emprise du radicalisme :
«Tout au long de son histoire, l'Aude connaît une évolution politique qui l'entraîne toujours plus à gauche. Elle vote conservateur en 1871, en 1876 elle choisit les républicains, d'abord modérés puis avancés, enfin, à partir des années 1894-1902, les radicaux prennent le contrôle du département, à l'exception de Narbonne qui est socialiste. Cette évolution marque parfois des temps d'arrêt, mais au long des soixante-dix ans que durera la IIIe République, elle se poursuivra inexorablement. Ce phénomène n'affecte pas de la même façon toutes les parties du département. L'Est est toujours en avance par rapport au centre, qui lui-même est en avance sur l'Ouest. Quand le Narbonnais est républicain avancé, le centre reste modéré et l'Ouest conservateur. Puis, quand le Narbonnais passe au socialisme, le centre est radical et l'Ouest républicain modéré. (...) La guerre n'a pas modifié le comportement des Audois et lors des élections de la chambre bleu horizon, l'Aude reste fidèle aux radicaux dont la liste est partout majoritaire, sauf à Narbonne et Coursan où les socialistes se maintiennent. Il en sera toujours ainsi au long des élections de l'entre-deux-guerres. Partout, les radicaux dominent, seul le Narbonnais fait exception ... 46.»
Déodat Roché débuta sa carrière d'homme politique au cours de ce "cycle radical".
En mai 1925, il se présenta devant les électeurs d'Arques. Il fut élu. Nous ne possédons malheureusement pas le compte-rendu de l'élection municipale. Toutefois, les Archives départementales ont conservé des traces de son élection au conseil d'arrondissement, le 14 octobre 1925. Déodat Roché était confronté à six adversaires (François Doutre, Jules Lafont, Joseph Courrent, Vita Oscar, Doriot, Roussel Edouard). Ils totalisèrent 17 voix cumulées contre 311 voix pour Déodat Roché, élu avec 89,22 % des suffrages. La victoire pour le maire d'Arques fut totale. La première élection a été acquise avec brio car, sans aucun doute, le prestige (historique) de la famille Roché avait marqué de son empreinte les consciences des électeurs du canton de Couiza. Néanmoins, les riches heures de Déodat Roché en politique doivent aussi se comprendre par sa notoriété. Un magistrat impressionne, intimide. Un penseur, marchant, l'air perdu, sur de petits chemins de montagne ou s'enfermant, pendant des heures, dans sa thébaïde, intrigue, suscite les interrogations. Il était un sage, rappelait le Vénérable, un sage parmi les paysans. Intellectuel perdu dans les montagnes des Hautes-Corbières, il était le chêne du village.
Cependant, son élection répondit surtout à un contexte politique.
En 1924, le Cartel des Gauches remportait une victoire que Jean-Jacques Becker et Serge Berstein qualifièrent d'ambiguë. Le gouvernement Herriot, à dominante radicale avec la participation de républicains-socialistes et de membres de la gauche radicale, succomba rapidement à la crise de Trésorerie. Face aux exigences du gouverneur de la Banque de France, Robineau, Herriot dut, en avril 1925, démissionner. Le 17 avril 1925, Gaston Doumergue nomma Paul Painlevé à la Présidence du Conseil. Ce dernier forma un gouvernement de radicaux modérés, de républicains-socialistes et d'hommes de la gauche radicale.
Déodat Roché, fervent défenseur de l'idée du Cartel, bénéficia (même si la coalition tendait vers l'implosion) de l'élan de la victoire cartelliste. Les campagnes des Hautes-Corbières, si éloignées de la capitale, se moquant de l'agitation du microcosme parisien, votèrent pour les radicaux-socialistes par habitude et fidélité.
Les élections municipales du 5 mai 1929 poursuivirent cette réussite politique. Dès le premier tour, les dix conseillers municipaux furent élus. Aucune opposition ne vint entraver la marche triomphale du maire d'Arques. La liste radicale représentait d'une manière assez juste le vie d'un village. Il y avait des commerçants (un meunier, un cordonnier) et surtout des propriétaires (la moitié de la liste).
Cependant, l'idylle entre le maire Roché et sa commune ne dura qu'un temps et son ciel serein s'obscurcit rapidement de nuages. Certes, il fut réélu en 1935 pour la troisième fois consécutive. Mais il dut faire face en ce début du mois de mai à une forte opposition.
Tout d'abord, il ne fut plus élu avec la quasi unanimité des voix. Il obtint 58 voix au premier tour sur 78 suffrages exprimés. En 1929, 88 voix sur 89 s'étaient portées sur son nom. Ensuite, deux tours de scrutin furent nécessaires pour former le nouveau conseil municipal.
Deux sortes d'opposition apparurent au cours de ces élections : une candidature S.F.I.O. et une candidature antifasciste. Comment les percevoir ?
Le deuxième tour de l'élection permit à un socialiste S.F.I.O. de remporter un siège au conseil municipal. Le second tour se révéla fatal pour le second socialiste. Le vote socialiste se caractérisa par sa solidarité. La présence socialiste, même faible (2 candidats, 1 élu) démontre, néanmoins, que les idées de la S.F.I.O. occupèrent une place incontestable dans la vie municipale. En effet, Antoine Delfour, seul élu socialiste, arriva en tête des suffrages au premier tour devançant d'une seule voix le candidat Roché.
La carte politique de l'Aude en 1935 ne laissait pas présager cette émergence des socialistes à Arques. Comme la France, l'Aude est radicale. Les élections municipales des 5 et 12 mai 1935 ont constaté, il est vrai, de nets succès socialistes et communistes. Le vote radical en milieu rural est, lui, en repli. Nous constatons qu'Antoine Delfour est un ancien radical-socialiste et que Jean Saunière est issu d'une famille radicale (Albert et Antoine Saunière sont conseillers municipaux radicaux-socialistes en 1929 sur la liste Roché). Déçus par la politique des radicaux au plan national, ont-ils alors tenté l'expérience socialiste ? Ont-ils simplement voulu exprimer un désaccord avec la gestion communale dirigée par Déodat Roché ?
Le vote antifasciste relève, lui, d'un autre processus. Que de candidats ! Six candidats se sont, en effet, présentés devant le suffrage des électeurs. Un seul fut élu : Antoine Cros. En tout, 144 voix se portèrent sur leurs noms (409 pour les radicaux, 96 pour la S.F.I.O.). Contrairement au vote S.F.I.O., le vote antifasciste s'éparpilla, se dilua dans le nombre trop élevé de candidatures (sur les six candidats éliminés au premier tour, cinq sont antifascistes). Ce fut donc un vote instantané, incontrôlable. Il ne répondait pas à une logique de parti. Il faut aussi noter que seul un candidat antifasciste a connu une expérience politique : Jules Burgat était conseiller municipal en 1929. Sans dessein politique, ils ont souhaité réagir. Quel était le danger ?
La France, méconnaissant le chômage en 1929, prit conscience de sa réalité au début des années trente : 273 000 chômeurs en 1932, 340 000 en 1934. Les gouvernements se succédèrent alors sans pouvoir résoudre ce douloureux problème. Mais le malaise cachait une crise bien plus profonde. Les Institutions étaient bloquées, la République vacillait. Des contre-pouvoirs se développaient en proposant de nouveaux moyens, de nouvelles méthodes. Ce furent les Ligues : l'Action française, les Jeunesses Patriotes, les Croix de Feu ... Tout ce climat de haine entretenu par les écrits fielleux de Maurras, Daudet aboutit à la violence du 6 février 1934. Attisée par la montée des violences fascistes en Europe (Nuit des Longs Couteaux en 1934, assassinat du roi de Yougoslavie et de Louis Barthou à Marseille par des nationalistes croates à la solde de Mussolini), la France vivait en 1935 dans la hantise de cette peste hybride.
L'Aude prit conscience de ce danger. Il fallait donc lutter contre la "bête immonde" ... ce que permirent les élections de 1935.
Tous ces événements (locaux, nationaux, internationaux) ont donc rendu plus délicate l'élection de Déodat Roché à la mairie d'Arques, le 12 mai 1935. Pourtant, le 29 décembre 1935, il démissionnait de son poste. Il fut remplacé par un membre de sa famille, Roger Roché. Comment comprendre ce coup de théâtre ?
Le 4 novembre 1935, Déodat Roché commenta les raisons de son départ :
«Monsieur le sous-préfet,
j'ai l'honneur de vous confirmer ma lettre du 12 octobre dernier : la situation actuelle de la commune d'Arques nécessiterait souvent ma présence ce qui m'est impossible, par suite de mes occupations dans une résidence éloignée. D'autre part l'importance de mes fonctions judiciaires ne me permet plus de me charger au détriment de ma santé de soins administratifs au cours des séjours que je fais au village. Je ne puis donc pas remplir comme il conviendrait le mandat que j'ai reçu des électeurs et du conseil municipal (...) Monsieur Roché, vice-président du Tribunal de Béziers47.»
Déodat Roché utilisa deux sortes d'argument pour justifier sa démission : l'éloignement et l'ampleur de son travail. En effet, sa fonction de Président du Tribunal de Castelnaudary occupait la grande partie de ses journées. Il est vrai aussi que la distance séparant Castelnaudary d'Arques (environ 70 kilomètres) ne facilitait guère une bonne gestion des affaires de la commune. Mais la tâche se révéla encore plus ardue lorsqu'il fut nommé au Tribunal de Béziers, distant de plus de cent kilomètres de son village natal. Cette mutation dut intervenir pendant l'été 1935, c'est-à-dire bien après l'élection de Déodat Roché à la mairie d'Arques. Confronté à un choix cornélien, il dut se résoudre à démissionner.
Honnête, courageux, responsable, tels seraient les adjectifs que nous pourrions employer pour commenter ce texte. Mais n'a-t-il pas pris conscience de l'incompatibilité de ces deux fonctions bien trop tardivement ? Pourquoi s'est-il représenté alors qu'il savait qu'il ne pourrait consacrer qu'une infime partie de son temps à Arques ? Poids de la tradition familiale ? Goût du pouvoir ? Déodat Roché ne résidait à Arques que pendant ses vacances et ne revenait de manière sporadique que pour les réunions du conseil municipal. Ne pouvons-nous pas voir dans ces absences répétées la principale cause de l'émergence d'oppositions ?
Mais les absences prolongées de Roché ne l'empêchèrent pas d'asseoir une politique originale et personnelle. Quel en fut le contenu ?
Il tenta, tout d'abord, de moderniser Arques. Le 14 décembre 1928, suite à la délibération du conseil municipal et sous l'impulsion du maire Roché, il est décidé l'électrification du village 48. La France des campagnes se méfiait de tous les apports de la modernité. Déodat Roché, en précurseur, a combattu cette frilosité en apportant son expérience du vécu dans les grandes villes.
L'influence des grandes cités se lut aussi dans son importante action culturelle.
Homme du radicalisme, il demeura fidèle à l'héritage du passé, aux préceptes des grands anciens tel Condorcet : «Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration sociale, morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre». Le progrès passe par l'éducation. Il développa ainsi plusieurs structures pédagogiques.
«Monsieur le Président expose au conseil que l'installation d'une salle en vue de représentations cinématographiques, l'achat d'un appareil, la location de films étant une très lourde charge pour la commune ; que la subvention de 1500 francs accordée par Monsieur le ministre de l'agriculture étant insuffisante pour subvenir à cette dépense ; que l'achat de cartes de géographie pour l'école publique et de biens pour les bibliothèques scolaire et populaire s'imposant il y aurait lieu de demander à l'administration supérieure l'autorisation d'employer le crédit de 1500 francs aux achats sus-indiqués ... 49.»
«Considérant que la création d'une colonie scolaire au bord de la mer est une oeuvre sociale et philanthropique, une subvention de 100 francs est votée en faveur de la création de la colonie scolaire 50.»
Le projet de Déodat Roché, pour un petit village des Hautes-Corbières, peut paraître quelque peu démesuré. Répond-il vraiment aux besoins des habitants ? Il est nécessaire d'insister, en comparaison de l'extrême dénuement culturel des campagnes françaises, sur la richesse du patrimoine pédagogique d'Arques dans l'entre-deux-guerres. Quel bourg pouvait se vanter de posséder une salle de cinéma, deux bibliothèques ... ?
Enfin, il sut se montrer solidaire, généreux, respectueux de la Parole du Christ en aidant les plus démunis.
«Oui à la lecture de son président considérant que c'est un devoir d'humanité pour la commune d'Arques de venir en aide à une commune malheureuse. Délibère qu'une somme de 150 francs est accordée à la commune d'Olonzac ... 51.»
«Monsieur le Maire signale au conseil municipal la situation très nécessiteuse de Madame Barbaza Zélie épouse Cuguillère, âgée de 55 ans, dont le mari, Cuguillère Barthélémy, âgé de 68 ans, est alité depuis 20 mois, atteint de paralysie totale. Ce malade, ayant besoin de soins permanents et d'aliments spéciaux, empêche l'épouse de se livrer à aucun travail rémunérateur ; de plus, ne possédant aucune ressource et s'opposant à l'hospitalisation de son mari elle se trouve dans la plus grande misère. Il prie le conseil de bien vouloir statuer sur ce cas d'indigence et d'allouer à la dame Cuguillère, un secours sur les fonds disponibles de la commune.
Le conseil : considérant fondée l'exposé de son président, vote un secours exceptionnel de 100 francs à Madame Barbaza Zélie épouse Cuguillère ... 52.»
Un dossier de canonisation n'a certes pas été ouvert. Ces actes rentrent dans les devoirs d'un maire. Toutefois, ils soulignent l'attachement de Déodat Roché à autrui. Esprit humaniste, il dessine, à dessein, l'image d'une République proche de ses citoyens, altruiste et souhaite démontrer, en ces temps d'agitation et d'instabilité parlementaire, la fraternité des "élites", ici locales, avec le peuple de France.
En 1935, la carrière politique de Roché agonisait lentement à l'ombre des vieux chênes du Palais de Justice de Béziers. Sa démission, en décembre 1935, achevait un mandat politique long d'une dizaine d'années. Pourtant, dans l'aveugle tempête de la Libération, il réapparut, tel Cincinnatus, dans l'enceinte politique. Le mandat de conseiller général ne fut qu'une parenthèse vite close dans la longue vie de Déodat Roché. En 1946, il refusait de renouveler l'expérience. L'adieu à la politique fut définitif.
Son élection au Conseil Général de l'Aude en septembre 1945 peut, de prime abord, surprendre. Le parti radical, mouvement fort de la IIIe République, aborda la reconstruction de l'après-guerre dans un état pitoyable. Montré du doigt par la Résistance, rejeté par le peuple, il fut dépassé par le Parti Communiste Français, la S.F.I.O., le M.R.P. La Seconde guerre mondiale jeta le discrédit sur le parti. En effet, les radicaux ne jouèrent aucun rôle important au sein de la Résistance. L'action d'Edouard Herriot, figure du radicalisme des comités, accéléra cette chute : il ne s'opposa pas à la prise de pouvoir du maréchal Pétain ; il déjeuna, même, avec Laval peu de temps avant l'entrée de De Gaulle et des alliés dans Paris. Les élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945 ne tardèrent pas à confirmer la déchéance du parti radical. Ils perdirent plusieurs milliers de municipalités. L'Aude n'échappa pas à cette règle.
Le canton de Couiza changea de couleur politique et confia les rênes de son destin à des élus S.F.I.O. Le village d'Arques, après un éphémère mandat d'un membre de la dynastie Roché (Hubert Roché) se prononça en faveur d'un socialiste : Barthélémy Mestre 53.
La Résistance s'engageait à rester unie après la Libération pour "imposer une véritable démocratie économique et sociale". Les esprits projetaient la création d'un "grand parti de la Résistance", bâti autour du programme du Conseil National de la Résistance. Ce fut un échec. La naissance du Mouvement Républicain Populaire, le 26 novembre 1944, séduisit une partie de l'électorat français. Les démocrates chrétiens s'installaient en République. La S.F.I.O. ne cachait point son désir de devenir le premier parti de France. Cependant, sa stratégie politique manqua de clarté, nageant souvent dans une ambivalence certaine. La S.F.I.O. soutint le Général De Gaulle et/mais ouvrit des discussions avec le Parti Communiste dès décembre 1944 et/mais imagina toujours "les possibilités d'un grand parti travailliste". Les communistes connaissaient, eux, une après-guerre euphorique. C'est la période du "communisme gouvernemental 54". Maurice Thorez est le ministre du Général De Gaulle. La France vit à l'heure communiste. Le regard tourné vers les beaux jours, l'hexagone, exsangue et meurtri, souffle, à qui veut l'entendre, ces mots de Thorez, prononcés lors du discours de Waziers le 22 juillet 1945 : «S'unir, combattre et travailler, produire, toujours produire».
C'est donc dans cette atmosphère pesante, nauséabonde de suspicions, d'enthousiasme d'union nationale (Herriot adhère au Mouvement Uni de la Résistance française, d'inspiration communiste ...), qu'ont lieu les élections cantonales des 23 et 30 septembre 1945.
Déodat Roché est le candidat du parti radical-socialiste ainsi que celui de la Résistance. Pourquoi avoir désigné l'ancien maire d'Arques ? Ce dernier a démissionné de son poste de maire en 1935. Dix années se sont écoulées sans qu'il occupât une fonction politique majeure. Il s'est donc retiré de la vie politique audoise. Les épineux débats politiciens ne semblaient pas préoccuper, en 1945, l'esprit du solitaire d'Arques.
En choisissant Déodat Roché comme candidat du parti radical-socialiste et de la Résistance, les dirigeants ont voulu, avant tout, raviver les mémoires. Retiré à Arques, l'érudit audois avait, sans le souhaiter, entretenu l'image d'un ermite délaissant les activités matérielles pour d'autres plus spirituelles. Il représentait pour la Résistance et les radicaux une chance inouïe. Incarnant cette antique sagesse, il devenait l'homme du consensus, de l'apaisement en un temps de braises. Il permettait à la Résistance d'asseoir une stabilité politique loin d'être acquise, de transformer la fougue guerrière en héritage naturel du don de gravitas. Sa voix forçait le respect. Son image "légendaire" calmait les violentes agitations. Il historicisait la Résistance. Le radicalisme et la Résistance ont rappelé le souvenir, qu'ils espéraient nostalgique, du temps du radicalisme. En désignant Roché ils réactualisaient la République au village, la tradition des dynasties politiques. Déodat Roché ne fut pas le véritable représentant radical et résistant à ces élections. Le candidat, ce fut la famille Roché, son prestige, sa notoriété. Déodat Roché, candidat du passé ? Ce choix reste caractéristique de la crise identitaire du radicalisme d'après-guerre. Le présent les critiqua pour leur passé proche. Abandonné par ses anciens électeurs, il se replongea, avec Déodat Roché, dans une quête mythique d'un âge d'or révolu.
Roché ressurgit, en l'année 1944, plus comme un homme de la Résistance que comme un homme du radicalisme. Le comité départemental de Libération ne se trompa point en choisissant Roché comme figure de proue dans le canton de Couiza. Il incarnait, avec d'autres, la résistance intellectuelle de l'Aude.
Sa participation à l'écriture du courageux l'homme méditerranéen et le génie d'Oc l'habilla de la noble étoffe de la Résistance. Ce livre a réuni tous les plus grands intellectuels de l'Aude. Écrit en 1943, cet ouvrage représenta un acte majeur de la Résistance intellectuelle en France. Il s'opposa, dans un style vif et symbolique, à l'idéologie nazie. Le génie d'Oc répondait à l'homme arien. Il reflétait l'expression du refus par une génération d'intellectuels de la vichysation de la pensée. Ce fut l'appel à la résistance, ce fut le rappel d'une histoire, ce fut le souvenir des ancêtres, ce fut la volonté de les imiter. Le terme Méditerranée souligne, avec douleur, la solidarité des intellectuels avec le peuple d'Israël. Il rappelle que l'Occitanie appartient au monde de cette mer : souffrances, joies et peines sont partagées. Contre le chaos, la tyrannie, Déodat Roché proposa dans son article consacré à la spiritualité du catharisme, un contre-modèle : l'homme d'Oc, l'homme méditerranéen, l'homme du Sud 55.
Déodat Roché, interrompant sa jeune retraite, découvrit dans l'esprit de la Libération de nouvelles sources de motivation, l'ultime souffle de son combat politique.
Le jeu démocratique le confronta à trois adversaires :
un communiste, René Guilhem, instituteur à Bugarach,
un socialiste unifié, Ernest Combéléran, instituteur à la retraite,
un socialiste indépendant, Baptiste Bieules, industriel, maire de Couiza.
L'arrondissement de Limoux, canton de Couiza se distingua par une double représentation socialiste. À titre d'exemple, les arrondissements d'Alaigne et d'Axat n'ont connu qu'une seule et unique candidature socialiste unifiée. Quelle fut donc l'origine de cette déchirure ?
L'ombre de Vichy planait au-dessus de ces élections. Baptiste Bieules fut dénoncé, par tous les candidats, pour ses rapports avec le gouvernement de Vichy. Néanmoins, il se maintint et refusa de céder sa place au candidat officiel socialiste unifié, Ernest Combéléran 56. Face à Baptiste Bieules, les autres candidats s'unirent en créant une entente préalable :
«Aux termes d'un accord daté du 12 septembre 1945, mon parti a promis, en cas de ballottage, de se désister au deuxième tour en faveur du candidat le plus favorisé qu'il soit socialiste ou radical-socialiste, et que mon parti est loyal 57.»
Ernest Combéléran, René Guilhem et Déodat Roché firent donc front, avant le premier tour, dans une entente républicaine, à Baptiste Bieules. Le verdict des urnes plaça tout de même ce dernier en tête au premier tour avec 832 voix, devant Roché (475 voix), Ernest Combéléran (451 voix) et René Guilhem (299 voix).
La division des socialistes explique cet éclatement des votes au large profit de Bieules. Il profita surtout de l'importance numérique de son village, Couiza, où 706 personnes étaient inscrites sur les listes électorales contre 102 à Arques. Déodat Roché réussit à se hisser de justesse (24 voix d'avance) au second tour. Le report des voix communistes et socialistes s'effectua normalement. Roché fut élu, le 30 septembre 1945, conseiller général du canton de Couiza par 1186 voix contre 989 voix pour son adversaire.
Chant du cygne du radicalisme, son élection fit figure d'exception dans le canton :
«Dans tous les cas sauf un (Couiza) les socialistes unifiés ont bénéficié du désistement des candidats communistes, ce qui leur a permis de passer au second tour contre les candidats radicaux arrivés presque toujours en tête au premier tour 58.»
Cependant, cette élection portait déjà en elle les germes d'un échec à venir :
elle prouvait la domination socialiste sur le canton de Couiza ;
elle annonçait la position délicate de Déodat Roché au sein du Conseil Général. Élu par des voix communistes et socialistes, put-il développer une politique indépendante ?
Trois grands axes définirent l'esprit du court mandat de Roché :
La fidélité à ses engagements
Le 30 avril 1946, Francis Vals déposa, au nom du groupe socialiste, un voeu, une adresse aux populations de l'Aude concernant le référendum sur la Constitution. Déodat Roché intervint dans le débat et refusa de prendre position. Pourquoi ?
«... élu par des voix radicales-socialistes, socialistes et communistes dans le canton de Couiza, je me trouve en présence d'une différence de vues entre le parti radical-socialiste et les partis communiste et socialiste. Comme j'ai été toujours pour l'union des groupes, souhaitant que dans la Chambre future les socialistes et les communistes ne s'allient pas avec le M.R.P. pour faire une Constitution, mais avec les radicaux-socialistes, devant le conflit actuel, je n'ai qu'une chose à faire, ne pas prendre parti et m'abstenir ... 59.»
Déodat Roché, tout en exprimant oralement son avis, ne le traduisit pas par un vote. Il respecta son électorat hétérogène. Il suivit, par contre, la ligne directrice du parti radical-socialiste. En 1946, ils firent campagne contre la Constitution et contre cette alliance des socialistes, des communistes et du M.R.P. Anti-gaulliste en 1945, ils se retrouvaient, en 1946, aux côtés du Général de Gaulle dans le combat contre la Constitution.
Respectueux du vote de ses électeurs et honnête vis-à-vis de son parti, il défendit, aussi, le programme du Conseil National de la Résistance (C.N.R.). Les exemples seraient nombreux des réalisations du conseiller Roché. Il diffusa, notamment, les initiatives de collectivisation.
«J'ai constaté depuis soixante ans que les transporteurs sont toujours à la veille de nous lâcher et je souhaite qu'il y ait une nouvelle organisation sociale départementale. (...) C'est une coopérative publique qu'il faut organiser 60.»
De même, il conçut une politique culturelle en adéquation avec le volonté du C.N.R. Son ouvrage, Le catharisme, fut ainsi diffusé dans toutes les écoles de l'Aude ... 61.
Une vision nationale, conforme à ses idées et à son idéal
Déodat Roché parla, avant tout, le langage de la laïcité. Souvenir du radicalisme du début de la République, il partit, en 1945, à la chasse aux congrégations. Concernant un asile, il déclara : «il faut appuyer les déclarations de notre collègue Demons. (...) Il y en a du côté de Marseille et c'étaient des établissements cléricaux. Il serait bon d'en avoir un qui soit essentiellement laïque afin qu'il ne soit pas dirigé toujours d'une manière confessionnelle 62». Une saine reconstruction de la République française passe par l'exaltation de la laïcité ! L'éducation doit aider à faire croître les futurs dirigeants de la République. Seul le mérite crée une différence. C'est l'élitisme républicain.
«Aujourd'hui 63, nous devons donner à la France républicaine une Constitution nouvelle qui, sur la base de la liberté de penser, fasse monter du peuple, par l'enseignement gratuit à tous les degrés, les élites qui la dirigeront ...»
Déodat Roché était un enfant de la République, nourri au sein de la laïcité. Il brandit ses propres Tables de la Loi contre les volontés humaines. Les cathares refusaient de tuer. Comment, estimait-il, pouvait-on, encore aujourd'hui, prôner la peine de mort ? Syncrétisme vétéro-testamentaire, de spiritualité du catharisme, de droits de l'Homme, de philosophie radicalo-maçonnique, il nia l'efficacité d'une telle mesure et demeura fidèle à ce principe jaurésien : «construire des écoles, c'est abattre les murs des prisons» :
«... les peines doivent être éducatives (...). On peut ajouter que des peines de prison assez longues et comme dans certains pays qui obligent à conserver le criminel jusqu'à la fin de ses jours, sont en somme plus fortes que la peine de mort ... 64 ?».
Une vision locale
Déodat Roché se préoccupa surtout de protéger les petites communautés, de faire entendre leurs voix. Il a poursuivi, sans relâche, une politique d'épanouissement économique de la région des Hautes-Corbières. Il a oeuvré afin de désenclaver le canton de Couiza. Ainsi, il développa une politique de construction de routes, d'amélioration des voies de transport. Par exemple, il émit le voeu, lors de la séance du 31 octobre 1945 :
«... que l'administration des Postes-Télégraphes organise des services de voiture journaliers sur la ligne Couiza-Mouthoumet, par Arques et celles de Couiza à Fourtou, et à Bugarach par Rennes-les-Bains pour assurer le transport des voyageurs aussi bien que celui des dépêches et des colis, ainsi qu'il était procédé avant la guerre 65.»
Il y avait chez Roché une louable ténacité à vouloir maintenir la vie dans les campagnes. Il résistait, déjà, à la lente disparition des activités dans les villages, au dogme du meilleur rendement. Il s'opposa, en mai 1946, à un projet qui tendait à développer un grand centre thermal aux dépens des petites stations (Rennes-les-Bains, ...). Roché se révéla être un fin politicien et un stratège assez remarquable. Défendant scrupuleusement son canton, il utilisa toutes ses connaissances juridiques pour réduire à néant le projet 66.
Ce mandat de conseiller général clôt une carrière politique de 24 ans. En 1949, il tourna une page essentielle de sa vie. Abandonnant ses occupations, il se consacra, alors, uniquement au monde de l'esprit, à son Idéal. L'arrêt de ces activités mit fin à l'ambivalence de sa vie. Nous découvrons, à la lecture de cette double carrière, un des visages de son Idéal. Il a voulu servir les autres afin de façonner une société meilleure, plus juste, plus fraternelle. Déodat Roché oeuvrait pour le progrès spirituel de l'humanité. Il souhaitait répondre aux angoisses de l'époque, à ses peurs. Idéal pratique, il était une main tendue vers les hommes, un recours spirituel aux maux de la société. Tel fut le sens de son parcours d'homme de Loi. Tel fut le sens de son engagement politique.