L'abstinence alimentaire est l'un des traits les plus marquants qui caractérisent pour tout un chacun les communautés religieuses médiévales. Parmi elles, les écoles, ordres ou églises
cathares n'échappent pas à cette règle implicite qui dicte aux fidèles une grande sobriété alimentaire ainsi que de nombreux jeûnes. Les sources de l'histoire du
catharisme ne permettent pas de se forger une idée ferme sur les raisons des préceptes alimentaires qui interdisaient aux
cathares, c'est à dire aux chrétiens baptisés, de consommer de la viande, des œufs, du lait et des produits laitiers ainsi que des graisses animales pour la cuisson. C'est cependant une prescription absolue. Un
chrétien cathare qui mangerait de la viande perdrait aussitôt le bénéfice de son baptême. De la même manière que s'il transgressait une autre des règles de sa vie religieuse.
Beaucoup de règles monastiques de la même époque imposent aussi aux moines et aux moniales des menus sensés les aider à conserver la tempérance nécessaire à leur condition, mais en nuançant les implications d'une transgression à ces règles. De nombreux aménagements permirent tout le long des réformes monastiques de gommer l'aridité première des régimes. La règle alimentaire qu'édicte saint Benoît prône ainsi l'abstinence pour la viande et cependant une grande tolérance pour le vin. La médecine médiévale ne faisait pas toujours du vin un excitant, préférant redouter l'ébullition des sens qui suivent les plaisirs de la table. Les bases doctrinales de ces interdits sont floues. Pour les ordres catholiques il semble que les raisons essentielles soient exposées dans la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin et que l'abstinence soit un moyen d'échapper à la luxure. Se priver de la chair, animale, pour échapper à la chair, celle dont on dit qu'elle est faible, est aussi une raison bonne pour les
cathares. L'interdit sur les produits de la génération animale est une négation de la reproduction, du coït, imaginé par le démiurge pour emprisonner les âmes sur cette terre. Je ne résiste pas au plaisir de citer saint Jérôme :
«séparée de Cérès et de Bacchus, Vénus reste froide». C'est un aphorisme partagé par toutes les grandes religions constituées, au bémol des divinités citées, relayé par les us et coutumes populaires.
Mais on peut aussi se référer, dans les textes polémiques anti-
cathares ou dans les témoignages des
cathares devant l'
Inquisition, à un ensemble de citations des
Ecritures qui, commentées de manière appropriée, assoient les interdits.
«C'est bien de ne pas manger de viande» (Romains 14,21),
«Ne défais pas, à cause de ta nourriture, l'œuvre de Dieu» (Romains 14,20),
«Une nourriture ne va pas nous présenter à Dieu ; si nous ne mangeons pas, nous ne sommes pas privés et si nous mangeons, nous n'avons rien de plus» (I Cor. 8,8). L'exégèse
cathare, c'est à dire l'ensemble des citations utilisées au cours des prédications, n'avait rien à envier à l'exégèse catholique. Les polémistes catholiques s'armaient de Mathieu 6,16
«Quand vous jeûnez, ne soyez pas sombres comme ces comédiens qui rongent leur face pour que leur jeûne paraisse aux yeux des hommes» pour se moquer de l'extrême maigreur des
parfaits cathares.
Mais l'art de la citation est souvent l'art de l'à peu près et du hors contexte. Romains 14.21 dit aussi
«C'est bien de ne pas boire de vin» et les
cathares buvaient du vin, normalement pourrait-on dire. Alors que les bogomiles et les manichéens étendaient au vin leurs interdits alimentaires.
L'interdit sur la viande devait également découler de l'interdiction de tuer - prohibition qui ne s'étendait pas aux animaux à sang froid comme les poissons et les reptiles - et peut-être de la crainte d'une possibilité de migration d'une âme non baptisée dans un corps d'animal.
Enfin, ce devait être un argument commode, ce qui ne veut pas dire aisé, pour se démarquer des excès alimentaires des clercs catholiques et, par la même occasion, de démontrer leur attachement à une pratique scrupuleuse des enseignements tirés des Evangiles. Cette abstinence alimentaire quotidienne, qui contraignait les chrétiens
cathares à ne se nourrir que de légumes, de fruits, de poisson, frais ou secs et d'huile, cuisinés avec vigilance dans des ustensiles qui ne devaient pas avoir été souillés par des aliments impropres ou de la graisse animale, s'aggravait en périodes de jeûne.
Les
cathares pratiquaient trois carêmes de quarante jours chacun par an. La première et la dernière semaine de ces carêmes étaient jeûnées au pain et à l'eau. Enfin toute l'année et dans ces 120 journées de carême, les lundi, mercredi et vendredi étaient également jeûnés au pain et à l'eau ! Les membres de la communauté cathare étaient ensemble garants de l'observance des interdits et des préceptes de vie. Les
parfaites ou les
parfaits ne pouvaient manger seuls, mais sous le contrôle d'une compagne ou d'un compagnon.
Dans les maisons où ils étaient attendus, on veillait tout particulièrement à la propreté "rituelle" de la vaisselle dans laquelle ils mangeraient ou boiraient. Ces règles alimentaires et prescriptions furent des moyens simples d'identifier les chrétiens
cathares lors des périodes de persécution et de traque ; il suffisait de leur proposer des aliments interdits.
Comme rien ne fonde en
Ecritures le nombre et la rigueur des jeûnes, pas même d'ailleurs celui des chrétiens catholiques, on est tenté d'assimiler les pratiques alimentaires
cathares, flirtant avec les limites basses des besoins physiologiques, à une véritable ascèse. Ce qui ne signifie pas qu'en dehors des périodes les plus rigoureuses des jeûnes mais à l'intérieur des précautions alimentaires liées à l'interdiction absolue de toute nourriture d'origine animale (hors les poissons, crustacés et coquillages) les chrétiens
cathares n'aient pas été des gourmets, voire des gourmands, comme le montre leur goût tout particulier pour les pâtés de poisson que leur offraient souvent les croyants.
Nicolas Gouzy / C.V.P.M.